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mercredi 26 mai 2010

La femme vide

Le tuk tuk quitte le terminus poussiéreux de Nong Kiaw. Huit touristes entassés sur la banquette de gauche et huit sur la banquette de droite. Pas une place de libre et des sacs partout dans l'allée. Quatre heures en perspectives très intéressantes pour le trajet en direction de Luang Prabang.

Quelques minutes après notre départ, le conducteur arrête son tuk tuk pour faire monter une famille laotienne, le père, la mère, le jeune fils et le bébé naissant. Le père scrute les lieux... même s'il n'y a pas de place pour la famille, il fait signe aux autres de monter.

Sans hésiter, le femme fonce vers le fond du compartiment pour aller s'accroupir sur le plancher de tôle, bien accotée contre la fenêtre arrière du véhicule.

Quelque chose cloche avec cette femme. Beau temps, mauvais temps, grande ou petite, riche ou pauvre, à pied ou à vélo, au travail, au repos ou dans les loisirs, les femmes laotiennes sourient en toutes circonstances.

Pas elle. En entrant, son visage fixait le plancher pour aller s'écraser dans son recoin inconfortable. Pas l'ombre d'une émotion ne traverse son visage et son regard. Le vide, l'absnce, le néant total.

D'autres femmes, jeunes mères comme elle et vieilles paysannes, pauvres et plus pauvres, font un saut à bord au cours du trajet. Pas d'espace pour elles nons plus. Malgré la situation peu enviable, la vie et la joie de vivre émanent de leur regard. Mais pas dans celui de la femme vide.

Une simple question de fatigue, peut-être? Après tout, la femme a à son cou un poupon qui demande le lait maternel à un rutyme effarant. Non, c'est plus que de la simple fatigue.

Même quand on lui offre, avec insistance, de prendre place sur la banquette, elle refuse, préférant rester au fond de la cabine. Comme si elle allait voler quelque chose à quelqu'un. Même quand elle refuse les multiples offres, elle ne hoche même pas la tête. C'est à peine si elle recule la tête et baisse le menton. Comme si elle avait peur de déranger ou d'offusquer quelqu'un.

Quand on lui offre un peu de nourriture, elle redonne l'offrance à son plus vieux fils. Comme si elle ne méritait pas ces calories.

Une touriste sort son iPod et tend un écouteur au plus vieux. Curieux, mais aussi apeuré et hésitant, le fils finit par se laisser tenter. La touriste place l'écouteur dans son oreille droite. Un beau geste de partage. La session de musique et de danse (la touriste qui danse pour mettre un peu de joie dans la vie du bambin) dure 10 minutes. La femme regarde la totalité de la scène. Pendant une fraction de seconde au tout début, on a presque senti une once de lumière et de joie dans ses yeux. Mais ce semblant d'once d'émotion cède rapidement; la femme retombe dans les limbes.

Non, pas que de la fatigue. Une peur généralisée de prendre quoi que ce soit. Comme si elle ne méritait rien. La femme doit avoir 30 ans, mais elle en paraît 55. Comme si sa vie ne lui appartenait plus depuis plusieurs années. Une vie sacrifiée. Un regard aux 10 000 souffrances.

Le ciel se couvre, l'orage arrive. Nous descendons les toiles sur le côté du tuk tuk pour rester au sec. Les rideaux tombés, la lumière se fait rare à l'intérieur du véhicule. La femme est toujours assise sur son plancher de tôle. Assis sur les banquettes, nos visages sont encore à la lumière. Mais le visage de la femme, cachée bien au plancher, lui, est bien à l'ombre. Dans la pénombre... un peu à l'image de sa vie. La femme semble vouloir se faire encore plus petite. Son regard est fixe. Elle regarde à l'extérieur. De sa position, la seule chose qu'elle peut apercevoir à l'extérieur est la pluie qui tombe. Je me dis qu'elle regarde la pluie au lieu de fixer un vide quelconque.

A chaque fois que nos regards se croisent, le sien atterit au plancher en deux temps, trois mouvements. La fatigue pèse sur ses paupières pendant que la pluie continue de s'abattre à l'extérieur. Systématiquement, à chaque fois qu'elle ferme les yeux, ces derniers se rouvent trois secondes plus tard pour retourner dans de vide infini. Elle se refuse le droit de reposer ses yeux quelques instants. Dormez madame. Évadez-vous. Rêvez quelques instants que votre vie n'est pas qu'une suite interminable de sacrifices.

Aucune photo de cette dame dans le tuk tuk. La moindre des choses est de lui laisser le peu de dignité qui lui reste. Et de toute façon, je n'ai nullement besoin de photo pour me rappeler ce regard aux 10 000 châtiments. Ces yeux vides sont gravés dans ma mémoire à jamais. Je suis marqué à vie par ces deux yeux en amande.

Le tuk tuk arrive à destination. La femme descend du véhicule, le poupon dans un bras, un panier dans l'autre. Son mari ne l'aide pas.

Le femme courbe les épaules vers l'avant, le poupon dans un bras, un panier dans l'autre, le plus vieux accroché à l'arrière de sa jupe. Elle s'éloigne du terminus poussiéreux... se dirigeant lentement mais sûrement vers la prochaine étape de son chemin de croix de vie...

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