Avertissement: ce billet contiendra un nombre
anormalement faible de blagues et de commentaires ironico-sarcastiques qu’à
l’habitude en raison du sujet traité; nous préférons vous en avertir afin de
vous éviter une déception par rapport à vos attentes sur le degré de drôle que
l’on retrouve normalement sur cette page.
Avertissement : malgré la nature sérieuse
du sujet abordé, il se peut que vous trouviez quand même quelques blagues de
drôle dans ce billet; ne voyez en aucun cas dans ces blagues un manque de
respect pour le sujet traité, mais plutôt parce que j’essaie quand même
toujours de faire sourire les gens malgré la gravité du thème et que j’aime
bien faire des images. Nous préférons vous en avertir pour éviter les plaintes.
Avertissement : désolé pour les deux
avertissements précédents qui font en sorte que le texte ne commence pas dans
le vif du sujet. Je voulais simplement mettre carte sur table afin que vous soyez
conscients; nous préférons vous en avertir.
Ok, on part…
Comme chaque grande ville, Rio de Janeiro
compte son lot de gens vivant dans la rue. Selon des chiffres du Brazil’s Economic Research Institute
Foundation, on compte 2500 itinérants à Rio. Mais puisque la statistique
date de 2003, on peut sans doute penser qu’on en compte plus que 2500.
Des itinérants, j’en ai vu un paquet dans un
paquet de villes. Ceux de Vancouver, qui vivent dans l’infâme Downtown Eastside, avec leur dépendance
aux drogues dures, ont frappé mon imaginaire, comme ils frappent l’imaginaire
de tous ceux qui se promènent dans ce petit secteur de la ville. Après deux
mois à voir les Hommes de la rue de Rio, je réalise que Vancouver a de la
sérieuse compétition en la matière, élément pas nécessairement positif.
Ici, les itinérants, je les surnomme les gars
pas-là tellement ils ne semblent pas appartenir au même monde. Ici, ce n’est même plus une question de vivre
dans la pauvreté. Ce n’est plus une question de vivre dans la misère. Je pense
que la plupart s’en accommoderait très bien. Ici, c’est une question de vivre
sans dignité et espoir de s’en sortir et de ne même pas se rendre compte que
l’on vit dans une telle situation tellement on n’est pas-là. C’est ça qu’on
appelle le boutte de la marde? Pour
moi, oui.
Dans mon premier billet live from Rio, je vous parlais du mythique quartier de Lapa et de
sa faune nocturne pour la moins spéciale. Si le soir, Lapa vibre au rythme des bars
et des fêtards, le jour on remarque beaucoup trop ses gars pas-là que son
architecture coloniale encore visible malgré les épaisseurs de graffitis et les
carreaux défraichis. On s’entend, ce qu’on n’y voit ne se retrouvera pas sur
une carte postale ou une vidéo promotionnelle.
J’ai habité le secteur près d’un mois.
L’intersection Mem de Sa / Gomes Freire,
je l’ai traversée une centaine de fois. La première fois, elle fait peur sans
qu’on s’attarde aux détails. La centième fois, on a mal parce qu’on s’attarde
aux détails. Chaque fois, la même scène, les mêmes 20 hommes : le dude qui entend beaucoup de musique dans
sa tête et qui joue inlassablement du drum dans le vide, debout, toujours au
même endroit, le dude qui semble
avoir une discussion très intéressante avec plusieurs interlocuteurs
qu’évidemment personne ne voit, les deux dudes
qui s’obstinent en buvant uma cerveja
sur le banc de béton devant le bar. Bref, des classiques, ne portant évidemment
pas le dernier complet Armani et le dernier parfum de Lise Watier et ne jasant
fort probablement pas de la sévérité de la sentence réservée à Bradley Manning.
Et autour de ces classiques, un tableau encore
plus triste. Des dizaines et des dizaines d’hommes dormant sur le trottoir,
épars au hasard des rues. Les plus riches ayant le luxe de dormir sur un
matelas qu’ils trimballent à gauche et à droite. Parfois, dormant sans
couverture, parfois emmitouflé de la tête aux pied sous une couverture. Parfois
complètement cachés dans le matelas. D’autres ont pour matelas une ou deux
boîtes de carton dépliées. Alors que d’autres dorment tout simplement par terre
avec rien d’autre, embrassant directement le bitume ou le béton.
Mais ici, le plus troublant n’est pas tant le
fait qu’ils dorment sur le trottoir mais l’heure du sommeil. Jamais n’ai-je vu
autant d’itinérants dormir par terre au beau milieu de l’après-midi. À l’aurore
ou à l’aube, fine (pas fine dans le sens que c’est normal qu’ils dorment
dehors, mais c’est plus normal qu’une personne dorme à 7 heures du matin ou à 8
heures le soir qu’à 3 heures de l’après-midi). Mais que je puisse en voir 25
dormir en marchant pendant 15 minutes au beau milieu de l’après-midi me
flabergaste chaque fois.
Autre phénomène troublant, dans cette histoire
sans fin de phénomènes troublants, plusieurs ne dorment pas collés le long
d’édifices mais plutôt au beau milieu de la voie. On observe souvent la chose
dans les parcs ou les espaces publics, et parfois même les trottoirs, alors
qu’ils sont affalés en plein centre de l’espace. Un peu comme s’ils n’avaient
pas eu la force de se protéger contre un mur, un arbre, un banc. Ce soir, mon
coma commence… ici! Comme meurt un personne dans Matrix quand on le débranche alors
qu’il se bat contre l’agent Smith.
Techniquement, rien ne ressemble plus à une
personne qui dort qu’une autre personne qui dort. Mais les gars pas-là de Rio
qui dorment sur le trottoir à trois heures de l’après-midi quand il fait 35
dehors ne ressemblent pas à des gens qui dorment. Je les regarde et les imagine
être dans le 9e degré de rêve dans Inception, tellement loin de la vie et de la Terre, ressemblant à
des êtres qui ne se réveilleront jamais. Comme si leur sommeil était un puits
sans fond, un trou noir, un vortex d’obscurité, dans lequel ils plongent au
moment de fermer les paupières. Insensibles aux bruits de l’environnement
immédiat, passants, voitures, autobus, constructions, alors qu’ils sont
pourtant au centre de l’auditorium.
Vendredi soir, Lapa, 22h00. La nuit nocturne
bat son plein. À l’instar des bruyants débits de boisson avoisinant, la
terrasse de Carlito’s na Lapa déborde comme à l’accoutumé. Entre la rue et la
dernière table, environ 60 centimètres, espace suffisamment large pour
accueillir un pas-là bien fatigué. Il est donc couché là sur le carrelage du
trottoir. D’un côté, les voitures le frôlent au passage. De l’autre, on festoie
entre amis. Mais le gars pas-là, lui, dort à poings fermés, à des
années-lumière de la vie crachant ses décibels qui l’entoure, quelque part dans
un dédale d’Inception.
Quelques mètres plus loin, de l’autre côté des
magnifiques arches blanches, dans les marches en angle du trottoir entre
Ladeira Santa Teresa et Joaquim Silva, un pas-là dort profondément, la tête
directement sur le béton, les pieds six marches plus bas, le reste du corps
occupant, en contorsion, les autres marches. Dormir dans un escalier de béton
en angle alors que plusieurs centaines de personnes chantent et crient à
quelques mètres de nous, c’est quelque chose, comme le disait le Grand Mario!
En passant, question à ne pas me poser :
as-tu pris des photos des gars pas-là pour illustrer ton texte? Je répondrai
par une question. Vous souvenez-vous de la scène dans Elvis Gratton quand notre
colon national, alors qu’il étale son intelligence à Santa Banana, se fait
prendre en photo par Linda avec un dude transportant 300 livres de noix de coco
et de canne à sucre sur son dos, l’arrêtant sur son chemin pendant trois ans
pour que Linda trouve le bon angle et que finalement le dude tombe à genoux
quand Elvis le lâche, et que finalement sur la photo, on voit Elvis avec un sac
de noix de coco en jute… Remember me?
With a lot of rum… Alors, ma question : est-ce que j’ai l’air d’un
Elvis Gratton? Je pense que ça devrait répondre à cette question si jamais elle
vous traverse l’esprit.
Ces scènes, on les retrouve un peu partout à
Rio. Parfois, c’est un vieillard les culottes baissées se lavant l’affaire en
tentant de se cacher dans un coin entre deux édifices sur le trottoir à un jet
de pierre du métro Botafogo. Parfois, c’est une femme qui n’a qu’un arbre comme
camouflage pour faire un numéro 2 sur le terre-plein de Avenida Atlantica
devant la plage de Copacabana. Parfois, c’est un jeune adulte qui allume un feu
en plein air pour essayer de se réchauffer et cuisiner au beau milieu de la
Praça Paris à Gloria. Parfois, c’est. Parfois, c’est. Parfois, c’est.
Mais, c’est toujours une scène de tristesse
infinie, de désespoir absolu, d’abandon total. Un abandon par rapport à ce que
la vie a à offrir ou à nous enlever. Ils n’interagissent pas avec ceux n’étant
pas dans leur dèche. Ils ne mendient pas. Emprisonnés dans leur enfer.
Physiquement si près, mentalement si loin, éteints.
Près de chez moi, deux cas déchirants. Deux
hommes m’ayant tout l’air fin cinquantaine vivant sur deux coins de rue
successifs. Le premier possède une canne, une couverture, beaucoup de corne
sous les pieds et neuf dents. J’ai dû le voir 200 fois… jamais je ne l’ai vu
debout. Mais il se lève au moins une fois par jour pour changer de côté de rue
pour dormir, un soir du côté est, l’autre soir du côté ouest. Un pâté de
maisons plus loin, son frère de rue, lui, ne bouge jamais. Toujours accoté
contre le même arbre, à l’ombre. Il possède une petite radio et une bouteille
Coca-Cola en plastique qu’il remplit d’eau. Souvent, au cœur de l’après-midi,
toujours assis contre son arbre, il disparaît, immobile, sous son épaisse
couverture. J’entends parfois grogner. Je ne vois jamais manger, je ne vois
jamais sourire, je ne vois jamais vivre.
Je vois une épave.
Sûrement jadis un beau bateau fraîchement
peint, dont le coque a frappé plusieurs écueils avant de céder, de fendre et de
laisser entrer l’eau et de sombrer. Une épave comme il y en a tant au fond des
eaux sombres de Rio. Pour l’instant abandonnées, ira-t-on un jour les repêcher?